1910-2020 : l'héritage oublié d'Henry Dunant

 

Une empathie pathologique


Bouleversé par l’effroyable carnage de la bataille de Solferino de 1859, à laquelle il assiste fortuitement, en tant que «simple touriste», Dunant a imaginé puis jeté les bases d’une œuvre humanitaire internationale, à laquelle son nom est à jamais associé : la Croix-Rouge. Qualifié de «visionnaire» par ses biographes, l’« homme en blanc » a réussi à ouvrir les yeux de ses contemporains sur le traitement inhumain infligé aux blessés de guerre trop souvent abandonnés à leur funeste sort. Dans son livre phare, «Un souvenir de Solferino », il appelle de ses vœux la création, dans chaque Etat, de sociétés de secours formées de volontaires zélés, et préconise de formuler des principes internationaux approuvés par toutes les parties, posant ainsi les fondements du futur droit international humanitaire.
Mais ses préoccupations pour les maux de son temps et sa sollicitude envers les plus défavorisés ne s’arrêtent pas là. Dunant n’a de cesse de mettre son intuition, son idéalisme et son audace au service de nobles causes : lutte contre l’esclavage, droit des femmes, pacifisme, etc. Autant de combats qu’il mène dans une partie de sa vie pour le moins tourmentée, avec un géni communicationnel et une ardeur qui frisent parfois la folie.


La fraternité chrétienne


Avant de devenir le brillant propagateur de l’idée Croix-Rouge que l’on connaît, le jeune Dunant exerce d’abord ses talents de communicateur au sein de groupes bibliques, les «réunions du jeudi», qu’il instaure avec quelques amis pour la formation morale et spirituelle de la jeunesse. De ces rencontres hebdomadaires naît l’Union chrétienne de jeunes gens (UCJG) de Genève en 1852. En tant que secrétaire-correspondant de l’Union de Genève, Dunant tisse un solide réseau international avec de jeunes protestants européens puis devient l’un des principaux instigateurs de l’Alliance universelle des UCJG fondée trois ans plus tard à Paris.
Puis, absorbé par ses affaires coloniales en Algérie, il se met en retrait des activités des Unions chrétiennes, qui lui ont toutefois permis de forger sa fibre évangélisatrice. Attribué à Dunant, le texte fondamental des UCJG est toujours en vigueur aujourd’hui :


« Les Unions Chrétiennes de Jeunes Gens ont pour but de réunir les jeunes gens qui, regardant Jésus-Christ comme leur Sauveur et leur Dieu selon les Saintes Ecritures, veulent être ses disciples dans leur foi et dans leur vie et travailler ensemble et étendre parmi les jeunes gens le règne de leur Maître ».

Préserver le génie humain

 En Algérie, les affaires de Dunant tournent mal. Condamné pour faillite frauduleuse par la justice genevoise en 1867, il est alors poussé à démissionner de son poste de secrétaire du CICR. Ruiné, déchu, poursuivi par des créanciers qu’il ne pourra jamais rembourser, le philanthrope genevois n’a d’autre choix que de quitter sa cité. A la déchéance sociale s’ajoutent donc l’exil, le chagrin, la solitude et la pauvreté.
Ce que l’on sait moins, c’est que l’esprit prolifique de Dunant ne tarit pas au cours de ces années difficiles, comme en témoigne d’abord son projet de « bibliothèque internationale universelle », que lui a inspiré un homme d’affaire italien nommé Max Grazia. L’idée consiste à rassembler, dans une même collection, tous les chefs-d’œuvre de la pensée humaine à travers le temps, dans le but d’élever les consciences et de favoriser la compréhension entre les peuples. Cette ambition, avortée par le déclenchement de la guerre franco-allemande de 1870, en reste au stade de projet. Mais elle devient réalité en 2009 grâce au lancement de la Bibliothèque numérique mondiale de l’Unesco, qui se veut représentative du patrimoine culturel de l’humanité.


« Il y a toujours quelque chose qui survit à la ruine des pays et à la chute des empires ; ce sont les idées, ces étoiles de la pensée, destinées à constituer peu à peu ce qu’on pourrait appeler un firmament moral ».
Henry Dunant, L’avenir sanglant, Genève : Editions Zoé, 1994, p. 17.


De l’humanisation de la guerre à la prévention des conflits


Confronté pour la première fois aux affres de la guerre lors de la sanglante bataille de Solférino, Dunant avait pris parti d’apaiser les souffrances plutôt que de contester les pratiques belliqueuses. Il n’était tout simplement pas envisageable de remettre en cause l’essence même de la guerre, considérée alors comme l’instrument ultime de la diplomatie internationale. 

« Je ne viens pas toucher au redoutable problème de la légitimité de la guerre, ni au rêve impossible, dans l’état actuel des choses, de l’universalité du règne de la paix ».
Henry Dunant, La charité sur les champs de bataille : suite du Souvenir de Solférino et résultats de la Conférence internationale de Genève, Genève, 1864, p. 6.


Or, une dizaine d’années plus tard, après la guerre franco-allemande, Dunant change son fusil d’épaule. Constatant que la Croix-Rouge ne peut, à elle seule, éradiquer les maux qu’engendrent les conflits, il décide de concentrer ses efforts sur les moyens de les prévenir et de les limiter. Et c’est à travers l’ « Alliance universelle de l’ordre et de la Civilisation » qu’il trouve l’occasion d’exprimer ses nouvelles idées. Fondée à Paris en 1871, cette alliance espère garantir la préservation de l’ordre social et de la paix en misant sur les notions de progrès, de justice et de préceptes moraux. Dunant concentre son programme sur la lutte contre l’esclavage, la protection des prisonniers de guerre ainsi que la question de l’arbitrage politique international, un principe qu’il défend également en tant que secrétaire de la « Peace Society ».


« L’arbitrage est une de ces idées, une de ces étoiles de la pensée qui, aujourd’hui encore, regardée par beaucoup comme une utopie généreuse, deviendra bientôt peut-être, un procédé diplomatique d’un usage pour ainsi dire permanent et régulier car l’utopie de la veille devient souvent la réalité du lendemain ».
Henry Dunant (vers 1890), L’avenir sanglant, Genève : Editions Zoé, 1994, p. 17.


Faut-il y voir une réelle évolution de la pensée de Dunant ou plutôt l’expression de ce qu’il portait en lui depuis toujours : une haine innée pour toute forme de violence ? Toujours est-il que cette intuition dunantienne préfigure la naissance des grandes organisations internationales pour le droit, la coopération et la paix que formeront le Tribunal de La Haye (1899), la Société des Nations (1919) et l’Organisation des Nations-Unies (1945).


Féminisme et pacifisme


Désormais retiré à Heiden, le Dunant des années 1890 embrasse une nouvelle cause, celle de l’abolition de la guerre. Environ 30 ans après son « Souvenir de Solférino », il rédige un véritable pamphlet contre le militarisme, « L’avenir sanglant », dans lequel il s’attaque de front au problème de la guerre. Il y dénonce vertement le recours à la force, après avoir identifié ses causes principales que sont le chauvinisme, le traditionalisme, l’ignorance ou la misère.
A cette force destructrice qui puiserait, selon lui, son essence dans les principes masculins, Dunant y oppose les vertus de dévouement, de compassion, de sagesse, d’intelligence, de douceur et de paix qu’il attribue aux femmes. Ainsi, « l’ascendant moral incontestable que les femmes exercent sur la société » contribuerait, dit-il, à une meilleure harmonie entre les nations. Convaincu du bien que la femme pourrait apporter au monde, de son rôle civilisateur, il imagine une œuvre capable de la protéger et de mettre fin aux iniquités qui l’asservissent, dans un schéma néanmoins toujours paternaliste : la Croix-Verte. Cette Alliance féministe internationale dont il esquisse les contours en 1893 ne verra toutefois jamais le jour, si ce n’est que très brièvement en Belgique.

« C’est à la femme, aujourd’hui, qu’appartient la garde de la société, beaucoup plus qu’à vingt-deux millions de soldats européens, dont les baïonnettes brillent de Gibraltar aux Monts Oural et de Palerme à la Baltique ».
Henry Dunant, Mémoires, Texte établi par Bernard Gagnebin, Lausanne : L’Âge d’Homme, 1971, p. 213. 


Sorti de l’oubli général en 1895 par un article du journaliste saint-gallois Georg Baumberger, le pensionnaire de la chambre 12 du petit hôpital appenzellois fait la rencontre de la militante pacifiste autrichienne Bertha von Suttner, qui l’invite à rejoindre son mouvement. Dunant s’y engage avec ferveur. Il adhère à la Société des Amis de la Paix et met sa plume, son talent et son prestige au service du mouvement pacifiste.
Le 1er Prix Nobel de la Paix, qui lui est décerné en 1901, marque le couronnement d’un parcours de vie résolument guidé par un sens profond de la quête de l’humanité. Pourtant, l’enthousiasme inaltérable qu’il manifeste pour les grandes causes universelles est contrebalancé par une vision plutôt sombre et tragique, pour ne pas dire apocalyptique, de l’histoire humaine, dont les accents prophétiques ne laissent pas indifférents :


« Une atmosphère de défiance ou de haine se répand de plus en plus sur les peuples constituant une chrétienté qui est loin d’avoir l’esprit de Christ. […] Et, quand l’heure de la mêlée sonnera, quand viendra le moment de ces engouements prétendus chevaleresques, où, semblables à des animaux féroces aveuglés de rage et saisis de folie furieuse, les grandes nations se rueront les unes sur les autres, de quels spectacles tragiques serons-nous alors gratifiés ? […] On verra mais sans pouvoir déterminer l’ordre successif des événements : des révolutions, avec l’anarchie, suivies de nouvelles tyrannies escamotées comme les précédentes ; une revanche, dont l’issue est impossible à prévoir dans le duel entre latins et germains, combat gigantesque qui se renouvellera probablement et pour le malheur de tous. […] Le résumé reste ceci : du sang, du sang, encore du sang, du sang partout ! »
Henry Dunant (vers 1890), L’avenir sanglant, Genève : Editions Zoé, 1994, p. 42-44.

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